[3] DOLORES LYOTARD : HUIT CENTS MOTS, MOT À MOT

Posté par admin

2 avril 2013

Huit cents mots, mot à mot

Au retour d’un colloque international tenu à Jérusalem sur la pensée de Lyotard intitulé « Misère de la philosophie : comment résister ? » organisé par l’Université hébraïque de Jérusalem, je découvre tardivement la polémique ouverte autour d’un « plagiat » dont mon époux, Jean-François Lyotard, comme Monsieur Gilles Bernheim serait victime ou responsable.

 

Je n’entendais pas répondre à cette polémique : mon sentiment premier étant que huit cents mots, mot à mot, repris d’un entretien issu de l’échange entre Élisabeth Weber et Jean-François Lyotard donné en 1991 et publié en français en 1996, mots retrouvés dans le livre de Gilles Bernheim, Quarante méditations juives, font exemple d’un transfert de pensée, d’une « traduction » si vive qu’elle a exigé que la langue elle-même en soit le témoin. Manière d’honorer, après tout, une œuvre jusque dans l’effacement des signatures, versant cette œuvre à l’anonymat de ce que Blanchot nomma « entretien infini ».

 

Mais telle posture n’est pas sans suffisance et, si l’humilité hautaine ou la distance humoristique sont des pudeurs, elles ne vont pas sans léser. L’effacement total du nom d’Élisabeth Weber, auteur d’un tiers de ces mots échangés et attribués à mon époux seul sans vérification, l’effacement du nom de Scholem que Weber donne en référence à son propos (ce qui permit à certains journalistes de supposer qu’il ait fallu connaître l’araméen pour que soit évoqué le nom du rabbi Mendel de Rymanov !) prouvent assez l’absence de lecture, de respect. On blesse les mots, on blesse les noms, on blesse les œuvres.

 

 

 

Il se trouve que, par ailleurs, M. Bernheim a cru bon de répondre, au regard de la similitude exacte de cet échange publié avec le texte qu’il signe vingt ans plus tard, que telle similitude l’a troublé. Qu’il ne pouvait l’expliquer qu’à émettre l’hypothèse que son enseignement, donné en 1980, ait pu être repris, transmis par des étudiants, auditeur ou lecteur de ses cours. Cela, si je le suis bien, « expliquant » que huit cents mots, mot à mot, se retrouvent dans la bouche d’É. Weber et de J.-F. Lyotard, et qu’ils les aient avalisés comme leurs en une édition publique.

 

L’intégrité de M. Bernheim ne peut, je l’entends bien, être mise en cause.

 

Sans doute me permettra-t-on de déplorer l’« inattention », pour un philosophe français versé dans l’étude de la pensée et de la tradition juives, qui a permis à M. Bernheim d’ignorer la parution en 1996 du livre Questions au judaïsme, lequel réunissait, outre mon époux, des penseurs comme Jacques Derrida, Emmanuel Levinas, Léon Poliakov, Luc Rosenzweig, Rita Thalmann, Pierre Vidal-Naquet, livre paru dans une maison d’édition qui a pignon sur rue et dans une collection intitulée « Midrash » que dirigeait Gérard Haddad.  Déplorer, oui, qu’aucun de ses étudiants, lecteurs, amis, ne l’ait averti de telle publication. Mais l’ignorance n’est pas une faute : on ne peut tout lire. Cependant, je le déplore car, à coup sûr, cela aurait permis à M. Bernheim de communiquer directement à Jean-François Lyotard, alors encore vivant, l’étendue de son trouble.

 

L’essentiel reste que l’hypothèse émise par M. Bernheim a quelque conséquence grave. Elle suppose en effet que deux philosophes, Élisabeth Weber et Jean-François Lyotard – qu’ils ignorent ou non la source du texte tombé, candidement ou non, dans leur escarcelle par des circuits qui s’égarent dans les sables de la passation – elle suppose nécessairement qu’ils se sont partagé, en larrons, de façon concertée, la tâche indigne de copier à l’exact trois pages – une page pour É. Weber, deux pages pour J.-F Lyotard – d’un écrit dont ils n’étaient aucunement les auteurs.

 

Une telle conclusion offense l’honneur de mon époux autant que celui d’Élisabeth Weber. Elle jette un discrédit intolérable sur l’œuvre du philosophe Lyotard, faisant supposer que ce dernier, auteur d’une vingtaine d’ouvrages, et atteignant l’âge de soixante-dix ans, ait eu besoin de recourir à cette malversation pour inventer sa phrase.

 

On comprend que, ayant légalement à charge de représenter l’œuvre de Jean-François Lyotard, je sois contrainte de contester les propos aux conséquences diffamantes de Monsieur Gilles Bernheim. Et parce qu’il ne s’agit en l’espèce nullement d’un différend (comme je le lis sous la plume un peu hâtive de certains), mais bien d’un litige, j’entends donner la suite nécessaire que réclame cette affaire pour être jugée avec justesse, justice, sérénité.

 

 

 

Dolorès Lyotard,

 

Le 30 mars 2013

On trouvera avec le témoignage d’Élisabeth Weber les pages en litige de « Questions au judaïsme  » litige. Les pages équivalentes de Quarante méditations juives (Gilles Bernheim, Stock, 2011), soulignées à fin de distinguer les emprunts à Élisabeth Weber de ceux à Jean-François Lyotard seront rapidement mis en ligne.


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2 réponses to “[3] DOLORES LYOTARD : HUIT CENTS MOTS, MOT À MOT”

  1. Ce n’est pas « la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie » qui est à l’origine de cette histoire surréaliste mais bien la lecture inopinée, à une quinzaine de jours d’intervalle, de deux textes étonnamment identiques.
    C’est de cette grande perplexité que je fis part à Jean-Clet Martin, rédacteur du blog « strass de la philosophie ». Il me proposa de publier la confrontation des deux textes afin de soumettre le problème à la sagacité d’un lectorat averti.
    L’intention n’était pas de faire sensation – un mail envoyé à un journal avide d’exclusivités aurait eu, dans ce cas, ma préférence – mais de laisser en suspens une interrogation, réservant aux spécialistes le soin d’enquêter. Ce que firent avec brio Jean Nehoray, Benoît Hamon et Jean-Noël Darde.
    La première allusion à un éventuel plagiat figura dans le communiqué de Gilles Bernheim lui-même. Insinuant avoir été victime d’un emprunt, il faisait s’allumer la polémique qu’il s’efforçait d’éteindre. Car une chose est certaine : le texte de Bernheim correspond presque mot pour mot aux réponses données par Jean-François Lyotard, mais également aux questions posées par Elisabeth Weber. Et si la version que j’ai proposée ne distingue pas les deux protagonistes de l’entretien – je prie Elisabeth Weber de m’en excuser – mon but n’était en aucun cas d’attribuer à M. Lyotard les paroles de Mme Weber, ni de blesser « les mots », « les noms », « les œuvres ». Au contraire, il me semblait que cette présentation garantissait l’efficacité de la confrontation en rendant plus sensible encore la subtilité des infimes nuances entre les textes.
    Reste un mystère, probablement insoluble, mais qui demeure comme l’acmé de cette incroyable affaire : par quelle opération de l’esprit les dromadaires dont parle Lyotard (p.191) gagnent-ils une bosse pour devenir chameaux chez Bernheim ? Sans réponse, je retourne dans l’anonymat du lecteur attentif.

    Pierre GIRARDEY

     

    Pierre GIRARDEY

  2. Cher Monsieur Girardey,

    Je voulais vous dire ma gratitude, à vous comme à Monsieur Jean-Clet Martin, d’avoir sur éveiller l’attention des lecteurs sur l’emprunt frauduleux du texte de mon époux.
    Croyez bien que la phrase « On blesse les mots, on blesse les noms, on blesse les œuvres » ne concernait que ceux qui sont à l’origine des omissions de phrases et de noms – nom de mon époux, d’E. Weber, de Scholem) et de la référence livresque apportée dans le texte initial : soit M. Bernheim et « la » ou « les petites mains » qui ont travaillé pour lui.
    Je comprends évidemment que vous ayez stratégiquement ciblé sur l’emprunt à mon époux, au regard de sa notoriété. Par la similitude des mots entre les deux extraits de livre, vous leviez le lièvre, et ouvriez la piste de la recherche, portiez l’évidence du plagiat. Je n’ai fait que vouloir poursuivre : m’appuyant d’abord sur ces « huit cent mots, mot à mot » que vous donniez à lire, il m’a semblé flagrant que s’intéresser plus avant à la part omise du texte paru dans « Questions au judaïsme » prouvait l’absence de sérieux de ceux qui s’étonnaient du savoir de mon époux sur la question (blog du Nouvel obs), et rendait non seulement indigne mais profondément invraisemblable, ridicule, l’idée que deux penseurs se soient distribué la tâche d’un « copié-collé ».
    À la lecture des interrogations qui ont suivi sur internet et des propos de M. Bernheim, j’ai constaté le peu de commentaires sur la part personnelle apportée par E. Weber dans l’entretien plagié. Chacun peut comprendre qu’il m’est apparu non seulement de bonne foi mais aussi de bonne stratégie d’insister sur ce point.
    Nous tenions E. Weber et moi à ce que nos lettres ripostant aux insinuations de plagiat paraissent ensemble : la lettre d’E. Weber apportait toute information, la mienne tirait la conclusion de ces informations, et marquait ma volonté de donner une suite pratique à la diffamation concernant mon époux.
    Je précise encore : certains amis conseillaient de ne pas intervenir : soit que l’œuvre de Lyotard ne pouvait être atteinte par ces insinuations, soit que cette œuvre plaidait le métissage des auteurs, soit que le débat relevait du « Différend », impossible à juger, comme on sait, faute de preuves, de témoins…
    Par ailleurs, trouvant plus haïssable que tout les effets de meute qui suivent les dénonciations (justifiées ou pas), il me fallu vaincre ma propre intimidation, d’où que la phrase « on blesse les mots, on blesse les noms, on blesse les œuvres » valait comme l’admonestation que j’ai eu besoin de m’adresser pour ne pas en rester au silence.
    L’affaire est donc close pour moi : M. Bernheim a prononcé les mots de justesse que j’attendais, ils font justice à l’œuvre de mon époux, me conduisent à la sérénité.
    Il est certain que pour atteindre tel résultat, il a fallu des veilleurs sur ce chemin difficile de l’éthique de l’écrit : vous, Pierre Girardey, Jean-Clet Martin, Jean Nehoray, Benoît Hamon, Jean-Noël Darde.
    Ma dette est entière envers ces veilleurs, et, j’y insiste, ma gratitude infinie.
    Très cordialement à vous,
    Dolorès LYOTARD

     

    Dolorès LYOTARD