Jugement du 12 mai 2016 [ Béatrice Durand (Université libre de Berlin) contre Christophe Martin (Université Paris 4 – Sorbonne) ]

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En attendant l’appel…

 

Jugement du 12 mai 2016 à la suite d'une plainte au civil pour contrefaçon de Béatrice Durand (Freien Universität Berlin) contre Christophe Martin (Université Paris 4 - Sorbonne).

Jugement du 12 mai 2016 à la suite d’une plainte au civil pour contrefaçon de Béatrice Durand (Freien Universität Berlin) contre Christophe Martin (Université Paris 4 – Sorbonne).

J’ai reçu au mois de juin dernier un communiqué de presse de Béatrice Durand et Me Marie-Avril Roux-Steinkühler à propos d’un jugement rendu le 12 mai 2016. Ce jugement faisait suite à une plainte au civil pour contrefaçon de Béatrice Durand, enseignante au Lycée français et à l’Université Libre de Berlin, contre Christophe Martin, professeur à l’Université Paris 4 – Sorbonne.
En marge du traitement d’une accusation de contrefaçon classique (ici, le plagiat), ce jugement est d’autant plus intéressant qu’il sanctionne aussi, à ma connaissance pour la première fois dans un tel contexte, la divulgation de textes non publiés d’un dossier d’habilitation à diriger des recherches (HDR) sans l’accord préalable de l’auteur.
Il m’a donc semblé intéressant de mettre ces deux documents sur le blog Archéologie du copier-coller. Le jugement (fichier pdf) est ici, et le communiqué de Béatrice Durand et de son avocate ci-dessous.
Une fois prise la décision de mettre ces deux documents en ligne, j’en ai informé Béatrice Durand et Christophe Martin et leur ai proposé de compléter ces éléments. Ce qu’ils ont fait. Béatrice Durand propose un texte au ton personnel et Christophe Martin a demandé à son avocate, Me Julie Chalumeau, de réagir.

 

LE POINT DE VUE DE BÉATRICE DURAND

Communiqué de presse (Berlin, 5 juin 2016)

Un professeur de littérature à la Sorbonne (Paris IV), Christophe Martin, et son éditeur, les éditions Classiques Garnier, viennent d’être condamnés solidairement par le Tribunal de Grande Instance de Paris pour avoir, dans le livre Éducations négatives (2010) contrefait et atteint au droit moral (jugement du 12 mai 2016) d’une autre chercheuse. L’auteur et son éditeur sont condamnés à verser 14.000€ d’indemnité à la demanderesse et à ajouter dans les exemplaires du livre litigieux un errata mentionnant la source des passages jugés contrefaisants.

La demanderesse, Béatrice Durand, a relevé dans le livre Éducations négatives paru en 2010 des emprunts non référencés à un ouvrage antérieur qu’elle avait consacré aux fictions d’isolement enfantin depuis l’Antiquité et grâce auquel elle avait obtenu l’habilitation à la Martin Luther- Universität Halle-Wittenberg en 2003. Ce manuscrit, qu’elle n’avait pas souhaité publier immédiatement, était resté inédit.

Monsieur Martin s’est vu reprocher par le Tribunal des actes de contrefaçon, mais aussi la divulgation du texte sans l’autorisation de son auteur. Dans un courrier versé au dossier par la défense, il a reconnu s’être procuré ce manuscrit inédit à l’insu de la demanderesse : ce manuscrit faisait partie du dossier de candidature à la qualification aux fonctions de professeur des universités adressé par Madame Durand au CNU français (Conseil national des universités) en 2006.

La demanderesse est une Française vivant en Allemagne. Elle enseigne actuellement à l’Université Libre de Berlin, après avoir enseigné dans diverses universités allemandes depuis 1992. Elle est l’auteur de divers ouvrages, d’essais comme Cousins par alliance. Les Allemands en notre miroir (Autrement, 2002) ou La Nouvelle Idéologie française (Stock, 2010) et de travaux académiques consacrés à la littérature du XVIIIe siècle.

En Allemagne, tous les travaux des étudiants doivent être accompagnés d’une attestation signée indiquant que les sources ont été correctement référencées. Les universités n’ont aucune complaisance pour les cas de plagiats avérés, leur auteur fût-il ministre. En France, Madame Durand a choisi de porter l’affaire, par la voix de son avocate, Me Roux-Steinkühler, devant les tribunaux.

Béatrice Durand  (b.durand@t-online.de)

Pour contacter Me Marie-Avril Roux-Steinkühler : contact@mars-ip.eu

 

 

Texte envoyé par Béatrice Durand en complément du jugement et du précédent communiqué :

Un professeur de la Sorbonne condamné pour contrefaçon par la justice civile

Intenter à quelqu’un un procès en contrefaçon n’est pas une chose que l’on fait de gaîté de cœur. J’ai longtemps hésité, à divers moments, à entamer ou à poursuivre la procédure. Car cela coûte de la sérénité, du temps et de l’argent.

De l’argent d’abord : faut-il engager des frais si considérables – par rapport à ce que représente le budget d’une famille, par exemple – pour obtenir la reconnaissance de l’offense ?

Du temps ensuite : le temps passé à comparer nos deux textes, vrai travail de philologue, m’a scandalisée – par sa stérilité. Quoi de plus absurde et de plus déprimant que cette comparaison minutieuse ? Ce temps n’aurait-il pas été mieux employé à commenter de grands et beaux textes primaires ? Mais c’était le prix de la preuve qu’il me fallait apporter.

De la sérénité pour finir : attaquer quelqu’un en justice oblige à dire des choses qui ne peuvent pas ne pas être mal reçues. C’est s’exposer en retour à recevoir des coups qui blessent : la réaction de mon contrefacteur à la mise en demeure que lui avait adressée mon avocate, Me Roux-Steinkühler, m’a choquée par son mépris et par la négation en bloc des faits reprochés. Se lancer dans une procédure, c’est enfin prendre le risque que le temps et l’argent investis ne conduisent pas à ce que l’offense soit reconnue – et vivre avec ce risque pendant de longs mois.

Fallait-il s’engager à remuer régulièrement le fer dans ma propre plaie ? À plusieurs reprises, j’ai failli renoncer. Mais il ne s’agissait pas seulement de ma vanité d’auteur blessée. Il y avait dans cette affaire trop de choses choquantes dont l’accumulation porte atteinte aux bonnes mœurs académiques.

Il y a eu d’abord, à la lecture de l’ouvrage de Monsieur Martin, le sentiment d’une utilisation trop habile de mon travail pour ne pas être délibérée : ce n’était pas un copier-coller d’étudiant, mais un habile montage de mes phrases ou de mes formulations dans son texte. Il y a eu aussi une façon subtile de me citer pour se dédouaner du reste : écarter mon travail dans la note de bas de page où l’on recense les « travaux sur le sujet » en disant aimablement qu’il était stimulant, mais pas pertinent par rapport à son propre projet ; me citer de temps en temps sur des points mineurs, mais pas quand on m’empruntait vraiment.

Il y a eu, plus tard, un volumineux courrier de Monsieur Martin en réponse à la mise en demeure confirmant une hypothèse qui me taraudait sans que je puisse la vérifier : qu’il s’était bien procuré mon texte dans les couloirs du CNU, alors que je candidatais benoîtement à la qualification aux fonctions de professeur – après avoir été habilitée par une université allemande. Monsieur Martin y reconnaissait m’avoir lue en prenant des notes. Il s’y érigeait aussi en juge de mon travail : on aurait sollicité son avis d’expert sur mon habilitation.

Il y a eu aussi l’effet paradoxal des bons conseils qui m’étaient prodigués : vous n’avez sans doute pas assez d’éléments pour porter l’affaire devant les tribunaux ; on a vu pire en matière de plagiat ; vous allez vous nuire…

Il y a eu surtout le refus catégorique de Monsieur Martin de répondre aux propositions de négociation amiables et confidentielles que lui faisait mon avocate. Niant tout en bloc, il s’est drapé dans sa dignité de représentant la science française, professeur à Paris 4. Qu’étais-je loin de la Sorbonne dans mon exil berlinois pour venir lui chercher noise ?

Face à un tel refus, il n’y a pas de demi-mesure possible : ou bien on abandonne toute poursuite et l’adversaire aura réussi sa manœuvre d’intimidation ; ou bien on l’assigne en justice.

À ce stade de l’affaire, encore, les conclusions de la défense m’ont encore surprise par leur arrogance : on s’efforçait de discréditer mon travail et ma carrière en les opposants à la notoriété de Monsieur Martin ; on s’efforçait également de déplacer le litige sur le terrain scientifique en remettant en cause l’originalité ou la qualité de mon travail.

Le plus choquant consistait à présenter des actes manifestement contraires à la déontologie de la profession comme parfaitement normaux : on avait cité mon nom 12 fois, est-ce que cela ne me suffisait pas ? on s’était procuré mon texte à la marge d’une procédure de candidature : n’est-il pas normal de se servir parmi les documents envoyés par les candidats et de les citer ou de ne pas les citer sans leur demander la permission ? n’est-il pas normal de considérer qu’une candidature équivaut à une publication ? Devais-je, peut-être, comme l’a recommandé Alain Minc à Patrick Rödel à qui il avait beaucoup emprunté pour son livre sur Spinoza, m’estimer heureuse de la publicité qu’on me faisait ? Hélène Maurel-Indart cite ce cas dans Du Plagiat (1999/2011, p.99). Alfred Grosser s’en souvient aussi dans son livre de mémoires (La Joie et la mort. Bilan d’une vie, 2011, chapitre « Ma Culture et la leur », section « La culture et son milieu parisien », p.179).

Non, ce n’est pas « normal », si l’on entend par normal le respect d’une norme. Cela se fait, hélas, mais « ce qui se fait » n’est pas toujours synonyme de bonnes pratiques. Mes collègues allemands et français étaient scandalisés par cette façon impudente d’affirmer que tout dans cette affaire était parfaitement « normal ».

Je vis depuis 25 ans dans un pays où l’on ne plaisante pas avec la contrefaçon – et tout particulièrement pas dans la communauté universitaire. J’abordais cette affaire avec le sentiment qu’il y a sur ce point de grandes différences entre la France et l’Allemagne. Eh ! bien, non. Je me suis rendu compte que ce n’est que partiellement vrai : les codes français et allemand de la propriété intellectuelle se recoupent dans leur définition des différentes modalités de la contrefaçon ; les tribunaux français ne refusent pas plus que les tribunaux allemands de la reconnaître quand on fait appel à eux.

M. Martin et son éditeur ont fait appel du jugement du 12 mai 2016. Affaire à suivre.

Béatrice Durand

LE POINT DE VUE DE CHRISTOPHE MARTIN

Communiqué envoyé par Maître Julie Chalumeau, avocate de Christophe Martin, en complément du jugement et en réponse au communiqué de Béatrice Durand et de Me Marie-Avril Roux-Steinkühler :

Monsieur Christophe MARTIN, auteur de l’ouvrage Educations Négatives, et la société CLASSIQUES G son éditeur, ont été condamnés par jugement rendu le 12 mai 2016 par le Tribunal de Grande Instance de Paris pour contrefaçon, pour la reprise de sept passages et pour violation du droit de divulgation de Madame Béatrice DURAND s’agissant de son mémoire d’habilitation à diriger des Recherches.

Monsieur Christophe MARTIN et la société CLASSIQUES G ont interjeté appel à l’encontre de ce jugement.

1. S’agissant de la violation du droit de divulgation de Madame Béatrice DURAND, Monsieur Christophe MARTIN et la société CLASSIQUES G considèrent que celle-ci avait épuisé son droit de divulgation, l’ouvrage en cause étant son mémoire d’HDR soumis avec succès à l’Université Halle- Wittenberg en 2003, puis au CNU en 2006 aux fins de qualification aux fonctions de Professeur d’Université.

Si Madame DURAND a fait le choix de ne pas publier son texte immédiatement auprès d’une maison d’édition, le seul fait qu’elle l’ait soumis à l’Université pour l’habilitation et soutenu, entrainait sa divulgation et son entrée dans la communauté scientifique.

C’est la raison pour laquelle, en France comme en Allemagne, la soutenance d’habilitation est publique.
C’est la raison pour laquelle, par ailleurs, il y a en France une obligation de dépôt des travaux de soutenance pour l’HDR, et en Allemagne une obligation de publier sa thèse d’habilitation dans un délai raisonnable.

A ce titre, le Guide pour une pratique de la recherche intègre et responsable (CNRS, Comité d’éthique du CNRS) stipule en tête de sa section 3 p. 14 : « Les chercheurs ont une obligation éthique d’ouvrir les résultats de leurs recherches à la communauté scientifique pour contribuer à l’avancement général de la connaissance ».

Une décision rendue le 21 avril 2016 par le Tribunal Administratif Supérieur de Berlin-Brandenbourg confirme ce raisonnement en considérant qu’un avocat a le droit de consulter la thèse d’habilitation d’un professeur malgré le refus de celui-ci :

« L’habilitation sert en effet à justifier la capacité à représenter de manière autonome une spécialité scientifique dans le domaine de la recherche et de l’enseignement. La représentation d’une spécialité scientifique entraine une présence publique, orale ou écrite, en qualité de chercheur et d’enseignant. Il s’ensuit donc que les résultats d’habilitation doivent être accessibles au public ou être publiés »

« Vu la valeur de la liberté de la recherche et des exigences dans le recrutement des nouvelles générations de professeurs universitaires, il est nécessaire de rendre accessiblela thèse d’habilitation au moins à l’ensemble des spécialistes de la recherche ; cela justifie des restrictions du droit de disposer de la personne habilitante. L’obligation de publication n’est pas relativisée par le manque de sanctions. »

Par ailleurs, Monsieur Christophe MARTIN et la société CLASSIQUES G considèrent que leur condamnation pour violation du droit de divulgation de l’auteur d’un mémoire d’HDR soutenu avec succès contrevient totalement à la liberté de la recherche scientifique qui implique qu’un tel texte, entré dans la communauté universitaire, puisse être cité, critiqué, commenté, analysé, …, et donc, vienne enrichir la recherche.

Indépendamment du débat sur l’épuisement du droit de divulgation, la question de la primauté de la liberté de la recherche scientifique vient également se poser dans cette affaire.

2. S’agissant des passages repris, Monsieur Christophe MARTIN conteste formellement tout plagiat. Son ouvrage fait référence et cite Madame Béatrice DURAND à plusieurs reprises dans le respect de ses droits.

Madame Béatrice DURAND faisait état de 55 passages plagiés, constitués de similitudes au fond et de similitudes formelles.

Elle a été déboutée s’agissant des similitudes au fond, le jugement ayant considéré que le choix du sujet, la composition des œuvres et la démarche scientifique n’étaient pas similaires. S’agissant des similitudes formelles, le jugement a “relevé sept passages écrits par Madame Béatrice DURAND qui peuvent être qualifiés d’originaux et qui ont été repris textuellement par Monsieur Christophe MARTIN sans citer correctement son auteur ».

Monsieur Christophe MARTIN et la société CLASSIQUES G contestent l’analyse opérée par le jugement s’agissant de chacun de ces sept brefs passages, au motif principalement que les formulations et expressions invoquées par Madame Béatrice DURAND ne sont pas originales et se retrouvent d’ailleurs dans des textes antérieurs.

L’affaire est actuellement pendante devant la Cour d’Appel de Paris.

Christophe MARTIN

La société CLASSIQUES G

Monsieur Christophe MARTIN et la société CLASSIQUES G sont représentés par Maître Julie CHALUMEAU, Avocat au Barreau de Paris.

A Paris,

Le 21 octobre 2016

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1 réponse to “Jugement du 12 mai 2016 [ Béatrice Durand (Université libre de Berlin) contre Christophe Martin (Université Paris 4 – Sorbonne) ]”

  1. Où commence la divulgation ?